Barbara Réthoré et Julien Chapuis, deux éthologues natifs d’Angers et de Nantes, sont partis en mai dernier en expédition dans le Darién, zone inexplorée à la frontière entre le Panama et la Colombie. Trois ans après leur première expédition en Amérique Centrale, le duo de biologistes nous fait part de ses constats.
Vous avez choisi de partir cette année dans le Darien, à la frontière entre Colombie et Panama. Pourquoi ce lieu et dans quel but ?
Julien Chapuis – Le choix s’est fait naturellement. Nous avions évoqué avec Pedro Mendéz, primatologue rencontré lors de la 1ère expédition, la possibilité de partir sur les traces d’un singe qui n’avait pas été observé depuis 1944 : le singe araignée gris (Ateles geoffroyi grisescens). Nous avons ensuite construit le projet progressivement avec Pedro, pour finalement partir en mai 2016. La province du Darién, la plus à l’est du Panama, est une région extrêmement difficile d’accès. Nous avons obtenu des autorités panaméennes une courte fenêtre de temps, du 19 au 29 mai 2016. Notre équipe était composée de six personnes, dont quatre panaméens, afin de faciliter le partage de connaissances avec le public local : Pedro, responsable de l’expédition, Bonarge, guide et spécialiste des orchidées, Ovidio, ornithologue – pour le fort potentiel de la zone en termes d’avifaune – et enfin Abel, herpétologue de référence pour le Darién, à l’origine de plusieurs découvertes d’espèces au Panama.
Une fois là-bas, quels sont les principaux constats que vous avez pu faire ?
J.C. – Je vais débuter par l’aspect le moins agréable. Nous avons passé les quatre premiers jours dans une zone à l’extrémité est du Panama, sur la côte Pacifique, assez bien préservée car très reculée et difficile d’accès. Mais lors de la 2ème partie de l’expédition, où nous pensions arriver sur des zones de forêt primaire, nous nous sommes finalement confrontés à la déforestation et à la culture sur brulis. Cette année, il y a eu de grands incendies dans le Darién. El Niño a favorisé le départ des feux mais également servi d’excuse à certains pour gagner du terrain sur la forêt. Nous avions choisi de suivre les axes fluviaux pour obtenir une vision d’ensemble sur la situation dans le Darién, ce qui nous a empêché de pousser les explorations plus en profondeur dans les terres, où la forêt semblerait mieux préservée.
L’Expédition Darién nous a en tout cas permis d’exclure certains secteurs comme potentiel habitat du singe araignée gris. Aux tous derniers instants de l’expédition, un témoignage d’une grande pertinence nous est parvenu, synonyme d’une nouvelle piste à explorer. Un ancien du village de Boca de Cupé, à quelques encablures de la Colombie, aurait vu il y a quelques années de cela un groupe de singes araignée gris sur les contreforts du cerro Tacarcuna, le point le plus haut de tout le Darién. Il s’agit d’une zone de grand intérêt pour une prochaine expédition et le temps presse ! Ateles geoffroyi grisescens est actuellement classé comme Data Deficient (DD) sur la liste rouge de l’UICN. Mais cette situation pourrait vite évoluer. Nous avons 5 ans pour retrouver les traces de l’animal avant qu’il ne soit considéré comme éteint, c’est le délai obtenu par Pedro auprès de l’UICN Primate Specialist Group.
Toujours dans les points positifs de l’Expédition Darién. Le volet herpétologique (NDLR : étude des amphibiens et des reptiles) a été l’un des plus riches de cette mission. Nous avons très probablement découvert une nouvelle espèce de la famille des Dendobatidés et du genre Silverstonia. Endémique du Darién, cette grenouille est moins colorée que ses congénères. Nous avons également échantillonné un serpent du genre Leptodeira, jamais observé auparavant au Panama, mais aussi débusqué, grâce à ses vocalisations, Atelopus certus, en grand danger d’extinction de par sa sensibilité au changement climatique et à la maladie fongique chytridiomycosis. C’est grâce aux informations de la communauté indigène Emberá-Wounaan, qui nous accueillait au cours de cette expédition, que nous avons pu trouver la trace de cet amphibien. Nous l’avons localisé à l’endroit même où les villageois tirent leur eau, à une heure de marche de-là, en pleine forêt. Cela ne doit rien au hasard, Atelopus certus a besoin d’une eau très pure et c’est justement la raison pour laquelle la communauté va chercher son eau si loin, alors qu’un ruisseau coule à proximité du village.
A présent, nous savons que cette communauté va protéger l’endroit, pour la pureté de son eau mais aussi pour la fierté qu’ils ont d’y compter une espèce rare et menacée. C’est une des belles histoires de l’Expédition Darién !
Sur le volet ornithologique enfin, 160 espèces ont été recensées au total, dont une dizaine sont endémiques du Darién et 2-3 qui n’avaient jamais été aperçues au Panama. Nous avons également trouvé des traces de jaguar et de tapir, ce qui est une bonne nouvelle pour la région.
L’Expédition Darién, en tant qu’exploration pionnière, nous a permis de lever le voile sur cette région et sa biodiversité méconnue de la science. C’est la première phase d’un travail de long-terme qui nous emmènera de nouveau dans le Darién, pour des expéditions plus localisées et avec une toute autre logistique.
Comment procède-t-on sur le terrain pour découvrir une nouvelle espèce ?
J.C. – Nous avons principalement utilisé des transects (NDLR : observations réalisées le long d’un tracé linéaire), qui étaient matérialisés sur le terrain soit par des chemins empruntés par les communautés locales soit par des cours d’eau, ce qui avait l’avantage de nous garantir une vue dégagée sur la végétation aux alentours. Pour schématiser, au sol, entre 0 et 5 mètres, on peut espérer trouver des lézards, grenouilles, serpents…potentiellement des mammifères terrestres venus boire, puis en montant des orchidées, et encore plus loin des singes et des oiseaux, etc. Cette méthode s’inscrit dans une démarche plus large qu’on appelle RAVE (Rapid Assessment Visual Expedition) c’est à dire un inventaire de la biodiversité réalisé sur un temps restreint. Pour cela, le meilleur moyen était de mettre en place ce type de transects avec des spécialistes des différents taxons, pour échantillonner le maximum d’espèces en un minimum de temps.
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