Dans la grande famille des sauterelles – les Tettigoniidaé qui comptent un peu moins d’une centaine d’espèces en France – la decticelle des ruisseaux (Roeseliana azami) présente plusieurs particularités. C’est une espèce visible uniquement dans le sud de la France, menacée d’extinction et enfin on ne la trouve que dans les zones humides.
Présentation de la decticelle des ruisseaux
Description physique
Les orthoptères (ortho fait référence à droit et ptère signifie ailes) forment un groupe d’insectes regroupant les criquets, les grillons et les sauterelles. Pour différencier ces dernières, il suffit de regarder les antennes et les pattes. Les antennes des sauterelles sont grandes et fines, comme celles des grillons, tandis que celles des criquets sont courtes et épaisses. Pour reconnaître un grillon d’une sauterelle, c’est au niveau des pattes que l’une des différences est la plus visible. La sauterelle aura les pattes arrières collées à son corps, tandis que le grillon généralement écarte les pattes.
La decticelle des ruisseaux est une sauterelle française de 15- 20 millimètres dont la couleur peut être très variable « de marron à vert en passant par le brun », nous explique Michèle Lemonnier-Darcemont, présidente et directrice du Groupement d’études entomologiques Méditerranée et Balkans (GEEM). Elle présente comme les autres espèces du genre Roeseliana la particularité d’avoir son pronotum, sorte de petite carapace située juste derrière la tête de la sauterelle, bordé d’une fine bande de couleur claire.
Les femelles sauterelles se distinguent facilement des mâles par la présence d’un oviscapte, une longue pointe qui prolonge l’abdomen et permet à la femelle de déposer ses œufs à l’endroit souhaité. L’oviscapte de la decticelle des ruisseaux est noir, court et recourbé vers le haut.
Autre particularité des orthoptères : les cerques. Ce sont deux pointes plus ou moins longues qui constituent l’aboutissement de l’abdomen et sont visibles de part et d’autre de l’oviscapte chez la femelle. Les mâles en revanche présentent uniquement les cerques. Dans le cas de la decticelle des ruisseaux, ils sont courts et arborent une dent interne plus courte et plus proche de l’extrémité du cerque que de l’abdomen contrairement à Roeseliana roeselii – la decticelle bariolée – avec qui Roeseliana azami est souvent confondue. La decticelle bariolée est très proche physiquement de celle des ruisseaux mais ses cerques sont longs et pointus.
« On différencie chaque espèce par la forme de l’oviscapte et de la plaque sous-génitale des femelles, et par celle des cerques et des titillateurs des mâles, c’est un ensemble de critères complexes », précise la présidente et directrice du Groupement d’études entomologiques Méditerranée et Balkans.
Régime alimentaire
La decticelle des ruisseaux est omnivore et consomme aussi bien des végétaux que de petits insectes, dont certains criquets » L’entomologiste indique d’ailleurs que les orthoptères sont de très bons indicateurs de l’état de santé d’un écosystème : « on trouve de tout, des carnivores, des phytophages, des omnivores, des détritivores (qui se nourrissent de débris végétaux ou animaux) et en plus, ils sont plutôt faciles à capturer. »
Le chant
Le chant fait partie des éléments différenciant entre chaque espèce. Chez les sauterelles, la plupart du temps seuls les mâles sont dotés d’un organe de chant. Ce son caractéristique est produit en frottant leurs ailes l’une contre l’autre. Des ailes qui d’ailleurs sont inaptes au vol chez la decticelle des ruisseaux, les individus se déplaçant en effectuant des petits sauts. « Il existe plusieurs types de chants, celui de la rivalité entre mâles, de la reproduction. Le chant des sauterelles est plus primitif, plus basique que celui des grillons et des criquets. Mais chaque chant a une fonction selon les espèces », explique Michèle Lemonnier-Darcemont.
Aire de répartition de la decticelle des ruisseaux
La particularité de Roeseliana azami réside dans son habitat. Cette sauterelle est un insecte de plaine, qui vit dans les pelouses humides et ensoleillées, depuis la zone littorale.
Endémique de France, on trouve la decticelle des ruisseaux dans les départements des Bouches-du-Rhône, du Var, du Gard et du Vaucluse. « Ce n’est pas une espèce rare, mais on ne peut pas dire non plus qu’elle est commune puisque le milieu qu’elle fréquente est lui-même peu répandu dans cette région », précise la présidente du GEEM pour qui l’espèce est sans doute issue d’une population de Roeseliana roeselii – la decticelle bariolée – qui se serait retrouvée isolée et donc aurait évolué différemment de l’espèce mère. A ceci près que Roeseliana roeselii apprécie les habitats montagnards jusqu’à 2200 mètres d’altitude tandis que Roeseliana azami ne dépasse vraisemblablement pas les 300 mètres au-dessus du niveau de la mer.
La decticelle des ruisseaux est donc visible dans les zones humides de Camargue et peut se réfugier dans des habitats dégradés comme les fossés en bordure de route « du moment qu’il s’agit d’une zone humide non polluée avec de la végétation et des proies.»
En revanche, d’après l’UICN, l’espèce connait un déclin continu. Ses sous-populations sont petites et fragmentées et la decticelle des ruisseaux est déjà considérée comme éteinte dans l’Hérault.
Les menaces qui entraînent le déclin de Roeseliana azami
« Les sauterelles ont besoin de chasser, d’être à l’affût, poursuit Michèle Lemonnier-Darcemont. Elles sont souvent beaucoup plus menacées que les criquets. »
Prédateurs naturels
Les orthoptères ont des prédateurs naturels en grand nombre : lézards, oiseaux, serpents, araignées mais également les autres orthoptères. Par exemple, la magicienne dentelée – Saga pedo, une espèce classée vulnérable par l’UICN – est une grande sauterelle présente sur le pourtour méditerranéen, très connue pour être une grande chasseuse de criquets et sauterelles adultes. Toutefois, cette espèce n’affectionne généralement pas les mêmes biotopes que la decticelle des ruisseaux.
Les menaces anthropiques
La decticelle des ruisseaux est un insecte classé vulnérable à l’extinction par l’Union internationale pour la conservation de la nature. C’est le premier stade de la liste rouge qui classe la faune et la flore menacée de la planète. Si l’organisation mondiale a choisi de placer Roeseliana azami parmi les espèces en voie de disparition c’est avant tout à cause de la disparition de son habitat. « Les impacts humains tels que l’urbanisation et l’intensification de l’agriculture entraînent un lent déclin continu » note l’UICN sur la fiche de l’orthoptère.
Bien que l’espèce soit apparemment capable de s’adapter, la disparition des zones humides d’eau douce sur le pourtour méditerranéen entraîne l’extinction de l’espèce. Si le milieu dans lequel elle vit est moins riche en faune et en flore, la sauterelle va connaître des problèmes pour se nourrir et finir par disparaître.
La raréfaction de son habitat a pour principal impact actuel de fragmenter les populations de decticelles des ruisseaux c’est-à-dire d’isoler géographiquement des petits groupes les uns des autres. Cet isolement fragilise l’espèce parce qu’il ne permet pas un brassage génétique suffisant et la rend donc plus sensible aux perturbations de son environnement.
Et parmi ces perturbations, l’urbanisation et l’agriculture sont les deux principales menaces. « Le déversement de produits chimiques, notamment les engrais ou les pesticides, et les constructions entraînent la raréfaction des proies de Roeseliana azami.»
Enfin, l’assèchement des zones humides peut aussi être favorisé par le changement climatique et les feux de forêts récurrents en Camargue.
L’habitat de la decticelle des ruisseaux disparaît donc en quantité et en qualité.
Conservation de la sauterelle endémique
Roeseliana azami est une espèce peu étudiée, comme la grande majorité des orthoptères français. Il n’y a pas de mesures de conservation en place pour sauvegarder directement l’espèce.
En revanche, la protection des zones humides, son habitat de prédilection, est de plus en plus forte. Et pour cause, la Camargue est un lieu de passage important pour les oiseaux migrateurs et notamment les oiseaux aquatiques. « Le tiers des canards du territoire français y hiverne de septembre à mars et c’est la seule zone de reproduction en France pour les flamants roses qui se nourrissent de minuscules crustacés qui pullulent dans ces eaux sursalées, peut-on lire sur le site Zones-humides.org. Près de trois cents espèces d’oiseaux, soit 75 % des espèces recensées en France, séjournent en Camargue. »
Des zones humides salées bien sûr mais aussi d’eau douce puisque la région est située dans le delta du Rhône et compte des marais d’eau douce. Une autre espèce protégée, la cistude d’Europe – Emys orbicularis – doit également sa survie à la présence de zones humides comme les marais ou les canaux et justement la Camargue accueille la plus importante population de cistudes du pourtour méditerranéen français.
Une région forte en diversité biologique mais également un biotope soumis à de fortes pressions. « Les zones humides du delta de Camargue sont pour certaines le support de l’élevage extensif des taureaux et chevaux de races rustiques locales. La pêche traditionnelle à l’anguille et à l’athérine est pratiquée de manière régulière dans différents étangs », explique le Ministère de la transition écologique et solidaire (MTES, septembre 2017).
Heureusement, pour sauvegarder les zones humides, il existe trois réserves protégées :
- la Réserve naturelle nationale de Camargue,
- la Réserve naturelle nationale du Vigueirat,
- la Réserve naturelle régionale de la Tour du Valat.
La présence de Roeseliana azami est avérée au moins dans les Marais du Vigueirat, un site naturel de 1200 hectares à la jonction du delta du Rhône et de la plaine de la Crau.
Reproduction
La plupart des sauterelles vivent seulement l’espace de quelques mois. C’est le cas de la decticelle des ruisseaux qui naît au printemps sous forme de larve puis mue 5 à 6 fois avant d’atteindre sa forme adulte. Ces mutations durent environ 1 à 1,5 mois. Avant chaque mue, la sauterelle se met comme en pause, cessant de s’alimenter le temps de quelques jours. « Toutes ses fonctions liées aux déplacements sont au ralenti, elle ne s’alimente plus pendant la semaine qui précède la mue et reprend juste après », détaille la directrice du Groupement d’études entomologiques Méditerranée et Balkans. Sous sa forme adulte, le mâle decticelle se reproduira plusieurs fois puis mourra à la fin de l’été ou à l’automne. Un schéma sans doute identique pour la femelle même si cela reste à démontrer.
Le mode de reproduction des sauterelles est très particulier : les mâles collent au bout de l’abdomen des femelles une substance blanche appelée le spermatophore. Cette masse blanche gélatineuse renferme et protège les spermatozoïdes du mâle. La femelle mâche le spermatophore – très riche en protéines – et peut aller jusqu’à se déplacer quelques jours avec la substance collée, laissant le temps aux spermatozoïdes du mâle de rentrer en elle. « Environ une semaine plus tard, la femelle commence à pondre, et ça peut durer un mois. Elle va pondre un par un ses œufs au même endroit ou dans des endroits différents. Selon les espèces, une femelle peut pondre de quelques dizaines à plus d’une centaine d’œufs au cours de son existence.»
Les sauterelles pondent grâce à leur oviscapte soit au sol dans la terre soit dans la végétation. Dans le cas de la decticelle des ruisseaux, la ponte a lieu dans les tiges des végétaux. Les œufs y restent en sécurité en automne et en hiver puis les larves éclosent au printemps et un nouveau cycle reprend.
NDLR : Merci à Michèle Lemonnier-Darcemont, Benoit Nabholz, Jean-Marin Desprez et la LPO Provence-Alpes-Côte d’Azur pour les photographies présentes sur cet article.
1 réponse to “La decticelle des ruisseaux”
17.10.2021
Alain MARCHALBonjour, je viens d’en photographier une en Bretagne nord (22) le 15 octobre 2021.
Bonne journée.