Un photographe raconte la sous-culture du grizzly
À l’approche de l’hiver dans le Yukon canadien, quelques montaisons de saumons inhabituellement tardives peuvent être observées nageant en rouge dans des rivières bordées de neige. Depuis plus de cinq ans, le photographe Peter Mather suit une sous-culture unique de grizzlis alors qu’ils pêchent ces saumons jusqu’en novembre, lorsque la plupart de leurs congénères se sont déjà installés pour hiberner. Mather les appelle les « ours de glace ».
« J’ai entendu parler de ces ours pour la première fois par un aîné nommé Robert Bruce de la communauté Gwich’in d’Old Crow », explique Mather. « Les vieux disaient qu’on ne pouvait pas tuer ces ours parce que votre flèche ne pouvait pas pénétrer la glace qui recouvrait leur fourrure. »
Mather était intrigué, mais l’endroit dont Bruce lui avait parlé – où les ours se rassemblent – était extrêmement éloigné. Finalement, en 2014, Mather s’est gentiment convaincu d’obtenir une réduction massive sur un trajet en hélicoptère jusqu’au parc territorial Ni »iinlii Njik (Fishing Branch), une zone sauvage gérée conjointement par le gouvernement provincial du Yukon et la Première Nation des Gwitchin Vuntut. Une fois sur place, il retrouve les ours légendaires : des grizzlis hors saison pêchant le saumon sous les aurores boréales.
Mather a commencé à rechercher d’autres sites plus accessibles pour photographier les ours en fin de pêche. L’astuce consistait à cibler les sites de frai du saumon en suivant le réseau trophique. « Je cherchais des aigles », dit Mather. « Lorsque vous en voyez 10 se percher sur un arbre, vous êtes probablement sur un site de frai. »
Il a trouvé ses propres sites d’ours des glaces sur les rivières Kluane et Klukshu, à l’est de Whitehorse, et a commencé à photographier les animaux chaque hiver. Au début, il avait du mal à distinguer les ours. Chuck et Barb Hume, membres des Premières Nations Champagne et Aishihik qu’il a rencontrés à Klukshu Łu Ghą, un village de pêcheurs saisonnier traditionnel, lui ont finalement appris ce qu’il fallait rechercher.
Un ours, un monstre que les habitants avaient surnommé le « maire de Klukshu », entretenait une relation étroite avec Chuck, qui l’avait « entraîné » à se tenir à l’écart du village, protégeant ainsi l’animal d’être tué. « Chuck sort avec son arme et le pousse de l’autre côté du ruisseau », explique Mather. « C’est juste pour lui apprendre à rester du côté des ours du ruisseau. » Comme le maire est un grand mâle dominant, il éloigne également les autres ours. « Il y aurait des petits ours et des vieux ours qui pourraient causer des problèmes en errant dans le village, mais le maire détient cette place. Cela fonctionne extrêmement bien. » Barb a appris à Mather à identifier le maire grâce à ses griffes inhabituellement pâles : étalées sur du rouge neige avec du sang de saumon, elles semblent aussi grosses que des bananes.
Un autre ours que Mather a connu a inventé un moyen d’utiliser les températures inférieures à zéro à son avantage. Lorsque l’ours attrapait un saumon, il le jetait sur la berge, laissant le froid perçant le geler à mort. Plus tard, il se gaverait de sashimi de saumon surgelé.
« Les ours ressemblent beaucoup aux humains », explique Mather. En effet, une étude sur les ours noirs menée par Julie Young et Patrick Myers de l’Université d’État de l’Utah a montré que certains sont timides et d’autres audacieux, certains rebondissants et d’autres plus détendus, et il en va presque certainement de même pour leurs plus grands parents bruns.
La tradition de ces ours consistant à reporter l’hibernation représente une sorte de culture des oursins, un modèle de comportement unique à cette population, vraisemblablement transmis de génération en génération. Au-delà de leurs traditions communes, ce sont des animaux intelligents dotés d’un esprit vif et d’une personnalité unique. La technique innovante de congélation du saumon de cet ours et la relation entre le maire de Klukshu et Chuck Hume témoignent de la flexibilité cognitive de chaque grizzli.
Lorsque les ours des glaces cueillent des saumons bleu-rouge dans l’eau, ils apportent des nutriments de l’océan à la terre selon un schéma qui se poursuit depuis des millénaires. Leur corps, de leurs griffes impressionnantes à leur fourrure laquée de glace, est construit avec ces nutriments. Lorsque le saumon meurt sur place, les nutriments restent dans le réseau alimentaire local : dans le ventre des populations locales, dans le corps des aigles et des coyotes, dans la vie microscopique du sol. Ce flux d’énergie est au cœur de tout écosystème.
Dans ces images, Mather capture la beauté de ce flux : la chaleur de la vie contre le froid de la terre, le mouvement de l’énergie du saumon à l’ours. C’est un rituel intemporel. Ce qui rend les images de Mather spéciales, c’est la façon dont il capture la personnalité des ours qui accomplissent le rituel au cours d’un hiver donné. Les écosystèmes peuvent fonctionner grâce à un flux d’énergie, mais ce flux traverse des individus dotés de leur propre individualité spécifique. Sur ces photos, nous sommes invités à les rencontrer non seulement en tant que nœuds d’un réseau trophique, mais aussi en tant qu’ours.
Cet article est paru dans l’édition trimestrielle d’hiver sous le titre « Hors saison ».
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